Tribune de Genève – 18/09/2015
Silencieux, rapides et électriques. Depuis le printemps dernier, une nouvelle génération de véhicules monoplaces part à l’assaut du macadam: les gyropodes. Les quoi? Non, il ne s’agit pas d’un protozoaire de la famille des actinopodes ni d’un insecte hexapode. Contraction des mots grecs «gyro» (roue) et «pode» (pied), ce néologisme désigne tous les descendants du Segway – ce véhicule personnel apparu au début des années 2000. Vous en avez peut-être déjà croisé sur le quai Wilson, où les pionniers du genre slaloment entre les piétons depuis plusieurs mois.
Tous ces appareils possèdent une base commune: ils marient ordinateur, moteur électrique, système gyroscopique et se rechargent par l’intermédiaire d’une prise électrique classique. Pour le reste, tout est possible ou presque: les monoroues, ou «wheels», ne possèdent pas de guidon et ont une seule roue, tandis que les smartboards affichent l’allure d’un petit Segway auquel on aurait enlevé le manche. Bref, il y en a pour tous les goûts.
Un marché en pleine explosion
«Dans toute l’Europe, les gens sont de plus en plus friands de ces véhicules, se réjouit Olivier Mignot, directeur marketing chez Ninebot France. Depuis dix-huit mois, nous assistons à une explosion du marché, avec une demande en hausse continuelle.» La raison de cet engouement? «La baisse des prix», répond Olivier Mignot. La technologie, elle, n’a pas changé. Tous ces appareils utilisent un système gyroscopique, comparable à celui inventé par Segway. Mais avec ses prix élevés, autour de 7000 fr. l’unité, la société américaine n’a jamais vraiment percé. Seules des entreprises ont sauté le pas. «Ce n’est que depuis deux ans que de nouvelles marques sont apparues, proposant des objets moins chers et plus fun, poursuit Olivier Mignot. On trouve désormais des gyropodes pour moins de 700 euros. Cette chute des prix a complètement démocratisé le marché. A tel point qu’aujourd’hui, c’est une véritable jungle. De nouveaux produits sortent tous les jours, avec une qualité parfois douteuse.»
Premiers tours de roue
Concrètement, grâce au système gyroscopique, l’ordinateur intégré au gyropode détecte les moindres mouvements de l’utilisateur. Quand celui-ci se penche en avant, la machine avance. En arrière, elle freine. L’impulsion du corps détermine la trajectoire et l’allure. Facile? Pour le savoir, direction la plaine de Plainpalais, où Mathias Mestermann, patron de wheelzworld.com – un site qui commercialise les modèles de la marque GotWay – nous attend. Objectif du rendez-vous: tester un monoroue.
«Vous avez peur?» demande Mathias en guise de préambule. La question frappe comme un orage, sans crier gare. Ça tombe bien, nous sommes en septembre. «Non, pas vraiment.» «Tant mieux. La peur est la principale cause de chute. On se contracte et on tombe.» Passé cette introduction, Mathias se lance dans une démonstration. Les mains dans les poches, sur une jambe ou sur les deux, il virevolte sans peine… Ça a l’air facile. Allez, on essaie. Les premiers tours de roue sont acrobatiques. On se retrouve comme un skieur niveau flocon au milieu de sa première piste verte: les genoux collés l’un à l’autre, le corps à demi plié et l’équilibre incertain. «Il faut une bonne heure de pratique avant de se sentir à l’aise, explique Sébastien Martin, responsable marketing du site wheel-rider.com. C’est un peu comme l’apprentissage du vélo.» En moins long.
Pour les cadres supérieurs
Après un bon quart d’heure, on commence à maîtriser la ligne droite. Ouf! Toute la difficulté consiste à dépasser ses appréhensions naturelles et… à avancer: plus la vitesse est élevée, plus le véhicule devient stable – comme à vélo. Par ailleurs, nulle crainte de basculer en avant ou en arrière, l’électronique gère l’équilibre à merveille. Pour le reste, Mathias Mestermann, professeur de wheel à ses heures, fournit les bons conseils. Comme lui, «la plupart des marques offrent gratuitement une initiation à leurs clients», précise Olivier Mignot. Une fois lancée, la sensation est formidable: on flotte au-dessus du bitume. «L’effet se rapproche un peu du ski dans la poudreuse», estime Mathias Mestermann.
Le sentiment est très plaisant. Assez pour séduire un large public? Olivier Mignot le croit: «Au départ, nous pensions que notre clientèle serait composée de 18-25 ans déjà adeptes de roller skate. Nous nous sommes plantés! Notre acheteur type est un cadre de 30 à 45 ans, qui a plus de trente minutes de trajet par jour pour aller au boulot. Il utilise le wheel pour le dernier kilomètre à parcourir.»
«Sur les trottoirs, le risque d’accidents va se renforcer»
Sur le quai Wilson, tout comme dans les allées du Jardin anglais, on les voit slalomer entre les passants. Accélérer ou freiner, en modifiant subtilement leur équilibre précaire. Se pencher à droite ou à gauche pour s’orienter dans la bonne direction. Eux? Ce sont les «superpiétons». Ces personnes qui sillonnent la ville sans effort, juchées sur des gyropodes – des véhicules électriques à une ou deux roues qui fleurissent dans la Cité de Calvin depuis quelques mois. Pour le professeur Giuseppe Pini, directeur de l’Observatoire universitaire de la mobilité à l’Université de Genève (UNIGE), ce mode de transport d’un nouveau genre «risque d’engendrer des accidents, jusqu’à ce qu’une nouvelle cohabitation soit trouvée sur la voie publique». Interview.
Les gyropodes se multiplient dans les rues et sur les trottoirs. Que vont changer ces nouveaux véhicules?
Ces engins s’adressent à une clientèle bien particulière, plutôt jeune et aisée. A mon âge, je ne vais pas essayer! Ce n’est pas pour moi. C’est la raison pour laquelle je pense que cela ne va pas révolutionner la mobilité des gens. Par rapport au nombre de voitures ou de vélos en circulation, il y a très peu de gyropodes. Ce marché va rester relativement confidentiel. Cela dit, un simple grain de sable peut arrêter une montre à un million de francs.
Vous pensez que ces véhicules peuvent poser des problèmes?
La mort du patron de Segway – tombé par accident d’une falaise aux commandes de son engin – montre que ces appareils ne sont pas dénués de danger. Plus généralement, je pense que les risques d’accidents sur les trottoirs vont se renforcer. Et les victimes seront principalement les piétons. Mais cela n’a rien d’inédit. A chaque fois qu’un nouveau véhicule apparaît, une forme de cohabitation doit être trouvée avec ceux qui circulaient déjà. Pendant très longtemps, la coexistence des vélos et des automobiles sur la même chaussée a entraîné de nombreux morts. Et puis nous avons construit des pistes cyclables. Les villes, comme Genève, vont donc devoir s’adapter à ces nouveaux véhicules.
En créant des pistes pour gyropodes?
Non, je ne crois pas. Mais il faut réfléchir à l’endroit où ces engins dérangent le moins. L’Office fédéral des routes (Ofrou) a fait un pas en ce sens (voir encadré) . Depuis le 1er juin, ces véhicules sont bannis des trottoirs et doivent utiliser les pistes cyclables. Dans la pratique, cependant, je pense qu’il faudra s’adapter en fonction des endroits, notamment là où il n’existe pas de pistes cyclables.
Les fabricants regrettent cette décision – unique en Europe – qui risque de freiner le développement en ville d’un véhicule propre…
Il faut se méfier du greenwashing. En termes de mobilité durable, ces engins ne représentent aucunement un progrès. Bien sûr, leurs émissions immédiates sont nulles, puisqu’il s’agit de véhicules électriques. Mais d’où vient l’électricité? Nous en importons depuis l’Allemagne, qui la produit grâce à des centrales à charbon polluantes. Où sont produits ces appareils? En Chine. Tout cela crée de la pollution, sans parler des batteries lithium-ion difficilement recyclables. Par ailleurs, les gyropodes ne remplacent pas les voitures particulières. Ils entrent en concurrence d’abord avec la marche à pied – qui ne pollue pas. Ensuite avec les vélos. Et enfin avec les transports en commun. Mais absolument pas avec les voitures et les scooters, qui permettent des trajets beaucoup plus longs. Et puis il faut penser à la partie économique. Si la ville doit modifier ses infrastructures afin d’accueillir les gyropodes, il y aura également un coût pour les contribuables.
Leur utilisation va donc se cantonner aux loisirs et non aux déplacements?
Ils vont s’insérer dans une nouvelle forme de mobilité que l’on dit multimodale. Concrètement, vous sortez de chez vous, vous prenez votre voiture pour quelques kilomètres. Puis, lorsque vous entrez en ville, vous employez les transports en commun. Et enfin, pour le dernier kilomètre, vous montez sur votre vélo pliable ou sur un gyropode. Ce type de déplacement, faisant appel à plusieurs moyens de transport différents, va être favorisé par les smartphones. Des applications connaissant les trajets que vous effectuez vous conseilleront de changer de véhicule, en analysant la circulation en temps réel. L’objectif étant toujours de gagner du temps. BE.B.