Sibylle Vincendon et Emmanuèle Peyret
Libération – 26/09/2018
Economiques, propres et de plus en plus performants, des nouveaux engins de déplacement personnel ont envahi, indifféremment, chaussées et trottoirs, brouillant les repères urbains et obligeant à repenser l’espace public.
C’est un petit jouet de notre enfance qui est en train de ficher un bazar pas possible dans les villes. Depuis qu’elle a été dotée d’un moteur électrique, la trottinette se répand sur les chaussées et les trottoirs. Certes, sur 42 millions de déplacements quotidiens en Ile-de-France, seul un petit million environ est effectué grâce à ces nouveaux «engins de déplacement personnel» qui incluent aussi les gyropodes, les hoverboards et autres casse-binette. Mais c’est bien suffisant pour chambouler toutes les certitudes des gestionnaires de réseaux et de voirie et pour poser de délicates questions juridiques. «Il y a aujourd’hui tout un paquet de formes, d’instruments et de pratiques de mobilités urbaines qui sont inclassables», constate Georges Amar, prospectiviste, chercheur associé à l’école des Mines ParisTech. Ces «émergences un peu intrigantes»suscitent de l’inquiétude chez les piétons, mais aussi des questions insolubles. «Nous nous appuyons sur l’idée de transports collectifs ou individuels, publics ou privés, motorisés ou pas motorisés. Et tout cela est en train de disparaître, de s’effondrer». Déjà, l’idée qu’avec Autolib ou Vélib, il puisse y avoir un transport à la fois public et individuel était troublante. Mais «tout ça va devenir de plus en plus brouillé», prédit Georges Amar.
Jungle urbaine
La «micromobilité», selon le terme utilisé par la récente Fédération des professionnels de la micromobilité (FP2M) qui réunit des fabricants depuis 2016, est encore une nébuleuse mal recensée. Jocelyn Loumeto, administrateur de l’organisme, compte profiter du prochain salon Autonomy Paris, qui se tiendra du 18 au 20 octobre, pour présenter les résultats d’un baromètre de ce nouveau marché des véhicules électriques individuels. Mais il se dit sûr que «les tendances sur deux ans sont clairement exponentielles», avec une progression «plus que double d’une année sur l’autre».
Au vu de trottinettes lancées à 25 km/h, de personnages qui fendent la foule des trottoirs sur leur hoverboard et de «la prolifération de l’innovation qui produit de nouveaux modes de déplacement tous les jours», selon le diagnostic de Georges Amar, sommes-nous en route vers un espace public partagé en lanières pour réguler la place de chacun ? Ou, à l’inverse, allons-nous vers une jungle urbaine où le plus agile gagne ? «Les deux auront lieu et c’est déjà le cas», estime Georges Amar.
«Intermodalité»
Nicolas Louvet, fondateur du cabinet de consultance en mobilité 6-t, nuance ce noir constat : «Il ne faut pas qu’il y ait un seigneur de la rue, quoiqu’aujourd’hui ce soit plutôt la voiture. Les trottinettes électriques font peur aux piétons parce qu’on n’en a pas encore l’habitude. Le bon encadrement de la pratique serait le bon comportement.» En attendant d’arriver à ce nirvana d’éducation, Nicolas Louvet souligne que la trottinette est déjà «intéressante en termes d’intermodalité». Dans la galaxie des nouveaux véhicules électriques individuels, «il y a deux types d’objets, explique-t-il. Ceux qui demandent pas mal de compétence et d’adolescence, comme la roue ou l’hoverboard, et la trottinette, qui ne demande aucune compétence. Donc ça va se développer». L’engin pourrait même, ô miracle , convertir des automobilistes. «Vous prenez un conducteur de banlieue, vous lui dites de s’arrêter à l’entrée de Paris et de prendre les transports en commun : ça ne marche jamais. Si vous lui mettez une trottinette dans le coffre, ça marchera peut-être. C’est un objet qu’il faut appréhender d’une manière intelligente.» On n’en est pas là. «Ce que l’on pourrait faire d’intelligent, c’est réfléchir et observer, dit Georges Amar. Mais on ne le fait pas. Tout ce qu’on veut, c’est décider.» D’une régulation en particulier. Mais laquelle ? Faute de travail «intellectuel et observationnel, dit encore le chercheur, on court après le réel et on court mal».
Norme européenne
Toutefois, en attendant de réglementer l’usage, il va falloir réglementer les engins eux-mêmes. «Une trottinette électrique, ça freine mal, ça va trop vite, on n’est pas obligé d’avoir un casque ou des gants…» résume Nicolas Louvet, qui estime que ce véhicule ne devrait pas dépasser les 10 km/h. Véronique Michaud, secrétaire générale du Club des villes et territoires cyclables, souligne à ce sujet qu’une norme européenne des «engins de déplacement personnel» est en cours d’élaboration pour 2019. «Elle permettra d’y voir clair et, de toute évidence, les engins trop puissants ou hybrides [les trottinettes à siège, ndlr] actuellement en circulation ne répondront pas aux spécifications de cette norme».